S’il y a donc des émeutes qui ne conduisent ni à l’insurrection ni à la révolution, il n’y a pas de révolution ni d’insurrection qui ne commencent pas par une émeute. En effet, l’émeute est un début, et tant qu’il n’existe aucune science capable de prévoir une émeute, encore moins ses suites, chaque émeute mérite d’être considérée comme le début possible de la fin du monde.
L’émeute est un début de débat. Cette explosion, qui en entraîne ou n’en entraîne pas d’autres, est le premier son, négatif, de la parole libre, l’exigence première de tout changement qualitatif. À moins que l’émeute, il n’y a pas aujourd’hui de discussion publique possible, il n’y a que le monotone monologue de la gestion de ce qui est là.Adreba Solneman, De l’émeute1
On assiste depuis quelques temps, en France et ailleurs, à une redécouverte de l’histoire du mouvement autonome italien des années 1960 et 1970, se traduisant par toute une série de publications, traductions et débats, jusqu’à constituer un imaginaire puissant pour les nouvelles générations militantes. Nous proposons d’approfondir cette séquence à partir d’un travail sur les principales pratiques qui en ont scandé le déroulement. Le premier article de la série s’intéresse donc à l’émeute, de Gênes 1960 aux insurrections métropolitaines de 1977.
Longtemps la manifestation n’a pas été cet immense dispositif de découragement et de pacification : parcours délimité, défilé rangé et segmenté, services d’ordre répressifs et collaborateurs, vocation à ne communiquer qu’à travers les seuls chiffres de participation. Par un effet d’inversement sémantique, ce que l’on désigne aujourd’hui comme le débordement – « à la marge » de la manifestation – constituait précisément, jusqu’à ce que l’on norme la pratique de la contestation de rue (dans l’entre-deux-guerres), le coeur de son signifié. Ainsi pendant tout le XIXème siècle, une manifestation, c’est une émeute – avec ses violences diverses contre les biens et les personnes assimilés à la domination, son imprévisibilité spatiale et temporelle. Par la suite, la censure nouvelle fut brisée de façon cyclique : et le dispositif qui a éclaté en France depuis 2016 d’éclater et de se reformer régulièrement au cours de l’histoire du siècle précédent.
C’est une scansion de ce genre qui s’est fait jour en Italie au début des années 1960. Aussitôt après la Résistance et son ralliement à la république naissante « fondée sur le travail » (comme l’énonce l’article premier de la Constitution), le Parti Communiste Italien expurge la violence de son répertoire d’action et discipline ses militants en conséquence. La visée n’est plus celle d’une prise de pouvoir insurrectionnelle, sur le mode léniniste, qui avait présidé à la naissance du parti en 1921 suite à l’expérience du Biennio Rosso2. Aussi tout ce qui pourrait entacher son image respectable de formation convertie à l’électoralisme est-il condamné. Aucun syndicalisme révolutionnaire ne compense ce tournant réformiste, que la CGIL (équivalent italien de la CGT française) accompagne sans ambiguïté. La lutte de classe est désormais la lutte des représentants, juridiquement définis, de la classe ouvrière. Le PCI devient dès lors – et sans attendre donc l’épisode du compromis historique – non pas « le parti de la classe ouvrière à l’intérieur de l’État », mais « le parti de l’État à l’intérieur de la classe ouvrière »3.
1960-62 : Irruption de l’ouvrier-masse et premières brèches dans la gauche
Dans ce contexte, cependant, quelque chose échappe à la dyade PCI-CGIL : la nouvelle composition de classe qui apparaît dans les usines du Nord de la péninsule, à partir de l’immigration massive des ruraux de provenance méridionale dans les zones industrialisées. C’est-à-dire : autant de subjectivités peu au fait de la culture communiste et syndicale officielle, de ses traditions établies, rétives à la rationalisation du travail et aux comportements attendus dans l’usine. Le choc est explosif. C’est en 1960 que le décalage entre représentants et représentés au sein de la classe devient aux yeux de tous une irréductible disjonction, sur fond d’un antifascisme qui rappelle l’héritage de la Résistance ouvrière, armée et révolutionnaire. Comme le note Danilo Montaldi4, des conflits sporadiques et non conformes à la grammaire institutionnelle de la lutte ouvrière avaient éclaté tout au long des années 1950 dans la ville de Gênes ; mais c’est à l’occasion d’un congrès du MSI, le parti post-fasciste italien, que la ville s’embrase.
L’opposition à la tenue du congrès prend la forme d’un immense cortège antifasciste parcourant le centre-ville, mené par ces « jeunes en maillots rayés » qui refusent de se laisser contraindre par le légalisme borné des organisations de gauche. L’intervention de la police – dont la docilité à l’égard du régime fasciste est encore dans toutes les mémoires – provoque des affrontements d’une ampleur encore jamais vue dans l’Italie d’après-guerre :
« La police tente de disperser la manifestation en chargeant violement avec les camionnettes, mais ne peut entrer dans les ruelles et ne fait qu’attiser la révolte. Les ouvriers sont bien organisés et s’emparent pratiquement de la ville. La police, dépassée, est contrainte de se barricader dans les casernes, abandonnant les camionnettes bientôt incendiées ou encore des armes […].5 »
L’épisode se répète en 1962, de façon plus spectaculaire encore, puisque c’est cette fois le siège même d’un syndicat italien, l’UIL, à Turin, qui est attaqué par les ouvriers de l’usine FIAT après que ses délégués ont signé un accord de fin de conflit dans le dos des grévistes. Les affrontements avec la police qui s’ensuivent sont marqués par l’impressionnante auto-organisation des émeutiers, bataillant trois jours durant pour occuper ou reprendre la Piazza Statuto. De nouvelles méthodes s’élaborent progressivement dans le feu de l’action, comme le notent Nanni Balestrini et Primo Moroni : « Les groupes de manifestants, après trois jours de lutte, commencent à savoir se coordonner, ils sont très mobiles, ils se reforment continuellement à peine ils ont été dispersés ; avec obstination ils érigent des barricades, ils utilisent des frondes, ils se battent avec la police.6 » D’autres témoignages insistent également sur la résurgence de la question de l’armement ouvrier – forclose du mouvement socialiste depuis la fin de la guerre – au cours de cet épisode, ainsi que la diversité des cibles choisies, comprenant déjà des éléments que l’on dirait aujourd’hui « symboliques » :
« Pendant deux jours la place fut le théâtre d’une extraordinaire série d’affrontements entre manifestants et police : les premiers, armés de frondes, de bâtons et de chaînes, cassent les vitrines et les fenêtres, érigent des barricades rudimentaires, chargent plusieurs fois les cordons de police ; la seconde répond en chargeant la foule en jeep, en étouffant la place avec les gaz lacrymogènes, et en piquant les manifestants avec les crosses des fusils.7 »
Face à la réapparition d’un antagonisme de rue, les organes de la gauche auront tôt fait de désigner les acteurs du conflit comme autant de « bandits » – à quoi certains répondent8 : « Vive les bandits de la guerre de classe ! » Car dans un moment historique où les cadres du PCI ont abandonné définitivement toute perspective révolutionnaire, les jeunes prolétaires prennent le relais de cette tradition anciennement véhiculée par la direction du parti. À Gênes comme à Turin, les émeutiers reflètent une nouvelle subjectivité de classe qui rejette toute instance médiatrice, préférant l’action directe à la négociation institutionnelle, et sur laquelle l’encadrement réformiste n’a plus de prise. Nessuno li aveva organizzati : appunto perciò si erano organizzati da sé, dira-t-on (« personne ne les avait organisés, ils s’étaient organisés par eux-mêmes »). C’est cela qui choque l’opinion bourgeoise, habituée à des interlocuteurs plus fiables.
Les médias essaient ainsi par tous les moyens de disjoindre les ouvriers grévistes de la FIAT des émeutiers de Piazza Statuto (qui se voient traiter de « provocateurs fascistes »), refusant de reconnaître leur unité subjective profonde. Les Quaderni Rossi – organe originel de l’opéraïsme italien – considèrent les affrontements de rue comme une « dégénérescence sordide » de la protestation ouvrière, Raniero Panzieri allant jusqu’à parler de « manifestations d’anarchisme sous-prolétarien ». S’il est permis de considérer que « c’est Piazza Statuto que commence l’histoire du mouvement de l’autonomie ouvrière en Italie », il s’agit de saisir dans les événements de 1962 le symbole inaugural d’une extension de la conflictualité, de l’usine vers la métropole, vers le territoire urbain. « La centralité de l’usine c’était aussi cela : elle se prolongeait dans la ville »9.
La défaite militaire – les émeutiers sont finalement chassés – s’accompagne donc d’une victoire politique : l’événement et son retentissement constituent le coup d’envoi des processus de formalisation politique de l’autonomie de classe, à la fois contre l’État et contre la gauche.
Peu d’autres événements de nature émeutière surviennent avant l’explosion de 1968 : l’antagonisme apparu en 1960 se manifeste plutôt par un nombre croissant de grèves sauvages et de luttes restreintes à l’espace de l’usine, mais à partir desquelles toute une nouvelle génération de militants élabore un processus d’organisation de type nouveau, dont les potentialités se révèleront par la suite.
1968-1973 : L’assomption de la violence organisée – étudiants et ouvriers contre le compromis de classe
La séquence qui s’ouvre en 1968 est celle où le phénomène de la violence révolutionnaire prend progressivement une forte dimension organisationnelle, du fait de l’accroissement des niveaux de répression et de la centralité que les militants, formés au contact des luttes ouvrières des années précédentes, accordent à l’affrontement de rue.
Dans le contexte d’un mouvement étudiant en pleine effervescence, la « bataille de Valle Giulia » le 1er mars 1968, autour de la faculté d’Architecture de l’Université de Rome, constitue un moment décisif. Le cortège a pour objectif de reprendre la faculté, que la police occupe depuis plusieurs jours. Pour la première fois, les étudiants tiennent tête aux forces de l’ordre et ne reculent pas. Comme le dira une chanson : Non siam’ scappati più (« Nous n’avons pas fui »). Pour beaucoup, il s’agit en quelque sorte d’un baptême du feu10. Selon Isabelle Sommier, « Guido Viale [futur dirigeant de Lotta Continua] situe par exemple à cette date la naissance des services d’ordre et le début du recours à la violence contre l’État »11. Oreste Scalzone raconte12 :
« Ils avaient bouclé la fac d’architecture, qui était à présent aux mains de la police. Le soir, la nuit, lors de la réunion du comité d’agitation de l’université, nous avions décidé que nous irions la reprendre. Nous nous sommes levés tôt et nous sommes partis, fiers d’avoir mis en place un embryon de service d’ordre (il avait pour emblème l’insigne de l’équipe la Roma, qui avait connu ce matin-là un franc succès). Nous sommes arrivés au pied du talus herbeux et nous avons commencé à lancer des œufs sur les policiers, engoncés dans leur uniforme, pris au dépourvu, habitués à disperser les manifestations sans rencontrer de résistance. Lorsqu’ils ont chargé, on ne s’est pas enfuis. On se repliait et on contre-attaquait, pierres contre grenades lacrymogènes, en avançant et en reculant à travers les allées et les pelouses, avec des armes de fortune: des cailloux, des planches arrachées aux bancs publics, des choses de ce genre. Quelques jeeps furent incendiées, il y eut des arrestations et une pluie de coups. »
De même, Andrea Valcarenghi (fondateur de la revue Re Nudo) décrit la préparation « militaire » des groupes du mouvement milanais en perspective d’une manifestation de juin 1968 visant à attaquer le Corriere della Sera : minutieusement mis au point, le plan déroute les policiers qui ne peuvent empêcher l’encerclement du célèbre quotidien, et le blocage de son siège pendant plusieurs heures. « Nous découvrons la guérilla urbaine, la leçon du Mai français.13 »
De fait, les cadres du mouvement étudiant de 1968 rejoignent par la suite en nombre les groupes extra-parlementaires, et il est évident que l’assomption de la violence organisée au cours des années 1970 tire – entre autres – sa source de cette expérience insurrectionnelle fondatrice. En France aussi, les militants des formations gauchistes (telles que la Ligue communiste ou la Gauche prolétarienne) sont, pour une part significative, issus du mouvement étudiant, et le souvenir des barricades de Mai joue le même type de rôle symbolique.
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Dans le sillage de l’agitation étudiante, la conflictualité gagne les usines au cours de l’année suivante. Lorsqu’éclate le conflit de l’été 1969, l’établissement FIAT de Mirafiori à Turin, est en effervescence depuis des années14 : l’émergence de l’ouvrier-masse a balayé la figure du travailleur docile encadré par les syndicats et le parti communiste, mettant à l’ordre du jour l’expérimentation de nouvelles formes d’action et la recherche d’une jonction organique avec les étudiants, d’une plus grande porosité de la lutte d’usine à son dehors. C’est justement « l’assemblée ouvriers-étudiants » nouvellement formée qui appelle à la manifestation du 3 juillet, à l’occasion d’une journée de grève pour le blocage des loyers. Sans sommations, la police charge – c’est la « bataille de Corso Traiano » :
« Les manifestants ne sont plus seuls, c’est tout le quartier qui descend dans la rue, les hommes et les femmes, les enfants et les vieux. La bataille […] dure toute la nuit du 3 juillet et une partie de la matinée du 4. La police n’ose pas s’aventurer dans les quartiers. Les flics avancent par groupes de 200 ou 300, protégés par les paniers à salade. En face d’eux, la foule barre les rues avec des barricades, des voitures enflammées ; pendant ce temps, des groupes mobiles de jeunes attaquant les flics sans répit sur leur flanc. Ils s’échappent ensuite en se réfugiant dans les immeubles. La police n’a plus qu’une solution : s’acharner sur la population. Elle lance de grenades dans les fenêtres des appartements. Immeuble par immeuble, jusqu’au dixième étage, les gens sont arrêtés chez eux. Mais les barricades continuent.15 »
Comme le résumait un tract au lendemain de la révolte, signé simplement operai e studenti (ouvriers et étudiants), l’organisation politique était désormais fondamentale pour répondre au rapport de force imposé par la répression : L’ASSEMBLEA SETTIMANALE E’ LO STRUMENTO PIU’ IMPORTANTE DELLA NUOVA ORGANIZZAZIONE PROLETARIA CRESCIUTA NELLE GRANDI LOTTE DI QUESTI MESI, GLI OPERAI DELLE DIVERSE FABBRICHE, GLI STUDENTI, GLI ABITANTI DEI QUARTIERI POPOLARI, SOPRATTUTTO I GIOVANI, DEVONO PARTECIPARE TUTTI ! (« L’AG hebdomadaire est l’instrument le plus important de la nouvelle organisation prolétarienne développée dans les grandes luttes de ces derniers mois, les ouvriers des usines, les étudiants, les habitants des quartiers populaires, surtout les jeunes, tout le monde doit y participer ! »)16.
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C’est d’ailleurs dans la continuité de cette expérience que se constituent les principaux groupes extra-parlementaires, dont Potere Operaio et Lotta Continua. Afin de mettre un terme à l’éruption sociale de l’Automne chaud, l’État choisit la « stratégie de la tension », inaugurée par un attentat massacre à Milan (Piazza Fontana) le 12 décembre, faisant 16 morts et 88 blessés. Pour le camp révolutionnaire, l’instrumentalisation des groupes néo-fascistes est une évidence – on parle de strage di Stato, « massacre d’État ». Ce contexte pousse dès le début des années 1970 la plupart des formations d’extrême-gauche à envisager le développement d’une violence organisée en mesure de répondre au niveau de conflit imposé par l’État.
C’est ainsi qu’apparaissent dans un premier temps les « services d’ordre », structures militarisées internes aux groupes, dédiées à « l’usage de la force » et aux actions illégales – dont l’un des terrains privilégiés est l’auto-défense des cortèges. Ce sont ces fractions « spécialisées » qui préparent les affrontements avec la police, et que l’on voit en première ligne des manifestations, équipées de casques, de bâtons et de bouteilles incendiaires17.
Afin d’éviter tout malentendu, précisons que les « services d’ordre » n’étaient donc pas, pour les formations extra-parlementaires de l’époque, des instruments de pacification mais bien des outils de combat : il ne s’agissait pas (comme aujourd’hui) de neutraliser le cortège et de prévenir les débordements par une collaboration assumée avec la police, mais – à l’occasion – de les provoquer, et d’être en mesure de résister à la répression, de s’en donner les moyens matériels. D’où une conflictualité de rue en constante progression, avec en particulier la banalisation de l’usage des cocktails molotov. Le 11 mars 1972 est une date symbolique de cette séquence, lors de laquelle le centre-ville de Milan devient le théâtre de l’une des manifestations les plus violentes du début des années 1970. Les services d’ordre de Potere Operaio, Avanguardia Operaia et Lotta Continua se coordonnent, déployant une puissance offensive impressionnante18.
1974-1977 : L’autonomie à l’assaut de la métropole
Au cours de la deuxième moitié des années 1970 on assiste à un devenir-diffus des pratiques émeutières, qui acquièrent une dimension de masse en concomitance avec l’apparition de nouveaux sujets de la contestation.
En effet, le milieu de la décennie est marqué par une extension métropolitaine des luttes sociales au-delà du seul espace de l’usine. Lotta Continua lance le mot d’ordre : « Prenons la ville ! » L’antagonisme de masse investit le territoire, les quartiers populaires, en particulier sur la question du logement. Dans le quartier romain de San Basilio en septembre 1974, alors qu’un vaste mouvement d’occupation d’immeubles implique près de 150 familles, une incursion policière déclenche des affrontements extrêmement violents, « qui laissent derrière eux un mort parmi les manifestants et un usage généralisé de part et d’autres des armes à feu »19. Comme le raconte Vincenzo Miliucci (alors militant de l’autonomie romaine au sein du collectif de la Via dei Volsci) :
« les réverbères sont abattus et jetés en travers des rues, plongeant ainsi tout le quartier dans le noir. La police se réfugie sur un terrain de football et là, vraiment, on lui tire dessus de tous les côtés ! Des policiers sont grièvement blessés.20 »
La riposte des prolétaires et de leurs soutiens qui contraint au recul la police constitue une référence, voire un « mythe fondateur », en termes de niveau de conflictualité et de radicalité des formes de lutte21.
Parallèlement, la pratique de « l’antifascisme militant » entraîne des conflits quotidiens avec les groupes d’extrême-droite, parfois sanglants. Le 16 avril 1975 à Milan un jeune militant du MLS (Movimento Lavoratori per il Socialismo), Claudio Varalli, est assassiné par des militants néo-fascistes. S’en suivent trois journées d’émeutes insurrectionnelles, connues sous le nom de « journées d’avril ». Tant du point de vue de la composition sociale que des modes de combat, ces événements cristallisent le dépassement de la séquence des formations extra-parlementaires et l’affirmation de l’autonomie comme pratique de masse.
« Ceux qui menèrent les assauts des journées d’avril furent sans doute ceux qui avaient déjà connu l’expérience des groupes, les militants “experts” qui avaient entre 22 et 25 ans, mais ce sont ces autres jeunes, ces féministes, ces “culs”, cette “racaille”, ces ouvriers absentéistes qui furent les protagonistes des journées insurrectionnelles de 1975, lorsque Milan devint trois jours durant le théâtre d’une guérilla urbaine sans précédent, inaugurant par le feu le cycle de l’Autonomie »22.
La hausse du niveau d’affrontement se vérifie à la présence nouvelle d’armes à feu dans les cortèges – présence qui ira croissant jusqu’en 1977. Comme le raconte Enrico Galmozzi (alors militant de Senza Tregua) : « On montre pour la première fois les armes dans la rue au cours des journées d’avril 1975, après la mort de quatre militants de gauche en une semaine, des mains des fascistes ou de la police. Le slogan était : Basta con i parolai, armi agli operai (Assez de bavardages, des armes aux ouvriers) ! »23.
Mais les journées d’avril sont également le signe d’une évolution notable dans la pratique même de la manifestation, et d’un renouvellement des techniques d’attaque. Comme l’explique Marcello Tarì :
« C’est la première apparition d’une forme de combat qui sera adoptée par les cortèges autonomes, une nouvelle tactique qui reflète bien sûr une transformation politique et subjective. Outre les cordons des services d’ordre, bien reconnaissables, séparés des autres manifestants, dont la fonction est essentiellement défensive, apparaissent désormais des noyaux informels, mobiles et indiscernables, qui utilisent le cortège “comme base rouge où se replier et se fondre après avoir mené une action” (E. Quadrelli). Les cortèges perdent ainsi leur statisme pour devenir l’expression offensive de la guérilla proliférante qui sera désormais la forme de la lutte dans les métropoles […] ».
On assiste alors à un devenir-diffus de l’exercice de la violence – celle-ci n’est plus seulement réservée à des groupes de « spécialistes », mais réappropriée collectivement :
« Tous les manifestants sont désormais des combattants à des niveaux divers. Les fonctions défensives sont laissées au gros du cortège tandis que les commandos autonomes peuvent se consacrer à l’offensive, attaquant plus efficacement les objectifs visés. La dynamique de la “délégation” de la gestion militaire de la rue aux services d’ordre, et donc aux groupes, disparaît totalement : la réappropriation de la violence dans les cortèges devient une affaire collective. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y eut pas des niveaux d’organisation de la force à l’intérieur de l’Autonomie, mais ils agissaient dans le contexte d’un tissu commun qui n’avait aucun complexe à exercer des fonctions d’attaque ou de défense active. Lorsque l’Autonomie parlait de “socialisation des comportements”, il s’agissait aussi et surtout de ce genre de choses, d’une sorte de pédagogie de masse qui initia toute une génération au combat révolutionnaire. Il est tout aussi évident que ce bouleversement a donné lieu à d’âpres confrontations entre l’Autonomie et les différents groupes politiques d’extrême-gauche.24 »
En effet, il faut se préserver de toute analyse naïvement spontanéiste25. L’assomption généralisée de l’offensive de rue va de pair avec la subsistance – et même le raffinement – de niveaux d’organisation et de préparation. Comme le rappelle Andrea Tanturli : « il suffit d’avoir une expérience minimale des dynamiques de rue pour savoir que chaque acte, surtout s’il n’est pas purement réactif, nécessite une subjectivité qui l’organise, et qu’il ne peut pas être de la responsabilité d’une sorte de general intellect du mouvement. Dans les rassemblements publics – mais le même discours peut s’appliquer aux affrontements d’usine – existaient des réseaux de militants, diversement organisés, qui ont indiqué des objectifs et géré concrètement les situations de tension majeure, inoculant les germes du conflit. »
Dans un groupe comme celui faisant référence à la revue Senza Tregua, se développent ainsi les squadre – structures évoluant dans une zone d’indistinction entre légalité et illégalité, enracinées dans le territoire, qui « configurent un exercice moléculaire de la force, en soutien aux échéances de lutte ». Ce sont elles qui sont chargées de l’organisation de la violence de masse (celle qui se déploie « à la lumière de jour »), notamment dans le cadre des manifestations26.
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Le printemps 1977 constitue le pic d’intensité de l’agitation insurrectionnelle en Italie, notamment au cours des journées du 11 et 12 mars. Le 11 mars à Bologne, l’émeute éclate à la nouvelle du meurtre par la police de Francesco Lorusso (militant de Lotta Continua), dans un contexte d’affrontements avec des membres du groupe catholique intégriste Comunione e Liberazione. Il s’agit donc d’un soulèvement « spontané », au sens d’une réaction immédiate à l’agression de l’adversaire. Tandis que la manifestation du 12 mars à Rome est une manifestation nationale de l’Autonomie, prévue depuis plusieurs semaines, et pour laquelle les différents groupes se sont préparés spécifiquement – beaucoup de militants d’autres villes convergent d’ailleurs à Rome pour l’occasion.
L’explosion de 1977 part de l’université avant d’agréger une multiplicité de figures sociales différentes. Le jeune prolétariat métropolitain (qui, depuis 1976, s’organise notamment en « cercles » et bandes affinitaires pratiquant l’appropriation sauvage, l’auto-réduction des biens de consommation comme des places de cinéma) joue en particulier un rôle crucial et insuffle un esprit de contestation nouveau. L’illégalisme de masse est alors devenu une qualité endémique des luttes sociales. Comme le raconte Alessandro Stella :
« Dans les manifs se côtoyaient des Indiens métropolitains qui se roulaient des pétards et chantaient des slogans ironiques, des féministes qui revendiquaient de nouveaux droits pour les femmes en dansant, des jeunes prolétaires des banlieues qui en profitaient pour faire des courses, et des rangs de gens masqués et militarisés qui acclamaient la lutte armée avec trois doigts en forme de pistolet pointés vers le ciel. Dans les cortèges récurrents, presque quotidiens, on criait des slogans guerriers : “Si un carabinier tire, fusil à canon scié, si c’est un flic, P38”. Mais on criait aussi : “Un éclat de rire vous enterrera” »27.
Le 11 mars à Bologne, où la composante dite « créative » et contre-culturelle du mouvement est particulièrement forte, la guérilla urbaine prend des proportions inédites, précipitant l’intervention de l’armée. Là encore l’exercice de la violence est assumé de manière collective. Comme le dit un communiqué diffusé par Radio Alice :
« Tous faisaient partie de ce gigantesque service d’ordre qui a été décidé, collectivement, en s’équipant avec des cocktails molotov, préparés tous ensemble à l’université, aujourd’hui en début d’après-midi ; tous ensemble nous avons préparé les bouteilles ; tous ensemble nous avons détruit la chaussée de l’université pour récupérer les pavés, tous ensemble, nous étions avec les bouteilles incendiaires, avec les pavés en poche, parce que la manifestation d’aujourd’hui était une manifestation violente, c’était une manifestation que nous avons tous voulue violente, sans avoir de service d’ordre, sans petits groupes isolés de provocateurs, d’autonomes, qui menaient des actions, parce que tous les camarades ont participé à toutes les actions qui se sont déroulées aujourd’hui… »28
Le 12 mars à Rome, la manifestation réunit près de 100 000 personnes, dont plusieurs centaines sont armées : « une vague humaine impressionnante, sur-agitée, parcourt les rues en attaquant les sièges des fascistes, de la DC, du PCI, résistant aux assauts des troupes anti-émeute, jetant des centaines de molotov et tirant des coups de feu sur les commissariats de police, dévalisant une armurerie et des boutiques de luxe. Jamais comme ces jours-là le mouvement ne sembla aussi fort, débordant et sans frein »29. Selon Franco Piperno, « pour la première fois, dans l’Italie d’après-guerre, eut lieu une véritable répétition générale du difficile art de l’insurrection »30.
La manifestation éclate et se transforme en émeute insurrectionnelle à travers la ville. Des scènes lunaires :
« Je garde l’image d’un camarade qui sort de l’armurerie avec un fusil, il le charge, il traverse la rue, il pose le canon sur le parapet et il tire toutes ses munitions en direction de la prison de l’autre côté du Tibre, juste en face. Il y avait même un type avec un fusil sous-marin pris dans la même armurerie, qui a tiré un coup de harpon en direction de la police qui était de l’autre côté du fleuve. Sur tous les ponts on dressait des barricades et on lançait des volées de molotov. Il y en avait qui tiraient, mais la police aussi tirait, un peu tout le monde tirait. Il y a eu énormément de blessés ce jour-là, des deux côtés.31 »
Le même jour à Milan, une manifestation se retrouve devant le siège de l’association patronale de la région (l’Assolombarda), qui est criblé de balles – la photo des manifestants armés de pistolets et fusils inspirera d’ailleurs au journal Rosso une couverture devenue célèbre32.
L’exhibition et l’utilisation des armes au sein des cortèges – qui fait dire à Isabelle Sommier que, progressivement, « le P.38 a remplacé les cocktails molotov » (alors qu’il s’agit en réalité plus d’une adjonction que d’un remplacement) – doit être envisagée comme l’exercice d’une « force de dissuasion » et le symbole d’un potentiel reconquis, signant l’aboutissement du processus de réappropriation collective de la violence (et la destitution de son monopole étatique) évoqué plus haut.
Comme le résume Lucio Castellano : « Le processus de libération n’est pas d’abord “politique” puis “militaire” ; il apprend l’usage des armes tout au long de son cours ; dissout l’armée dans les milles fonctions de la lutte politique ; mélange dans la vie de chacun le civil et le combattant, impose à chacun de connaître l’art de la guerre et celui de la paix »33.
La hausse du niveau d’affrontement se traduit aussi par des fusillades sanglantes, notamment au cours du mois de mai. Le 12 mai, lors d’une manifestation du Parti Radical, la police tire sur la foule et tue Giorgiana Masi, une jeune étudiante de 19 ans. Le 14 à Milan c’est un groupe d’autonomes qui ouvre le feu, abattant un policier. Ces épisodes aggravent les tensions qui existent au sein même de l’aire autonome. Tandis que le « congrès de Bologne » en septembre 1977, au lieu de permettre un développement qualitatif sur le plan organisationnel ne fait qu’exposer les contradictions insolubles qui divisent les différentes fractions du mouvement. Beaucoup de militants rejoignent les formations clandestines, sous l’hypothèse que l’escalade des degrés de répression ne permet plus la poursuite d’un travail politique ouvert et légal. De fait l’année 1978 peut se lire comme l’éclipse progressive de la conflictualité de masse, inversement proportionnelle à la multiplication des actions armées. Peu à peu, la violence de rue laisse place à la violence clandestine – le principe d’articulation entre les deux, qui avait fait la force et la richesse de l’autonomie durant les années précédentes semble de plus en plus difficile à maintenir.
Conclusion
La vague répressive de 1979 qui démembre le mouvement autonome coïncide avec l’épuisement du cycle de lutte entamé au début des années 1960. Mais cette séquence a profondément reconfiguré les formes et les coordonnées stratégiques de l’action révolutionnaire. Nous en sommes toujours, d’une certaine manière, les contemporains. De Gênes 2001 à l’irruption récente des cortèges de tête, s’élabore une grammaire de l’antagonisme qui fait écho à celle de l’autonomie historique tout en l’adaptant aux conditions de l’époque : séparation définitive à l’égard de la gauche et des captures réformistes, investissement diffus de l’espace métropolitain, auto-défense et réappropriation d’une capacité offensive. En somme, volonté de ne plus envisager la manifestation comme un dispositif – pur rituel symbolique et pacifié – mais comme un moment de contre-pouvoir effectif.
- http://www.laboratoiredesfrondeurs.org/autre/AS_emeute.html
- À savoir les deux « années rouges », 1919-1920, durant lesquelles se produisent en Italie, juste après la Première Guerre Mondiale, émeutes ouvrières et paysannes, manifestations insurrectionnelles, occupations d’usine ainsi que l’expérimentation de conseils auto-organisés sur le modèle des soviets.
- Oreste Scalzone, Paolo Persichetti, La révolution et l’État, Dagorno, 2000, p.20.
- http://ordadoro.info/?q=content/danilo-montaldi-italie-juillet-1960
- http://www.chicago86.org/archivio-storico/lotte-operaie-anni-60-70/miscellanea-lotte-operaie/177-luglio-1960-rivolta-proletaria.html
- http://ordadoro.info/?q=content/piazza-statuto-le-d%C3%A9but-de-l%E2%80%99affrontement
- http://www.chicago86.org/archivio-storico/lotte-operaie-anni-60-70-in-italia/scontri-di-piazza-statuto/103-la-rivolta-operaia-di-piazza-statuto-del-1962.html
- http://www.chicago86.org/archivio-storico/lotte-operaie-anni-60-70/scontri-di-piazza-statuto/44-evviva-i-teppisti-della-guerra-di-classe.html
- http://ordadoro.info/?q=content/des-quaderni-rossi-%C3%A0-classe-operaia
- En écho à des événements plus récents, il n’est pas inutile de préciser que d’après de nombreux témoignages les membres des groupuscules d’extrême-droite néo-fasciste étaient eux aussi présents en première ligne des affrontements contre la police à Valle Giulia.
- Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Presses Universitaires de Rennes, 1998.
- http://ordadoro.info/?q=content/%C2%AB-cette-fois-ne-s%E2%80%99est-pas-enfuis-%C2%BB-la-bataille-de-valle-giulia#footnote2_8ca6g6b
- http://ordadoro.info/?q=content/andrea-valcarenghi-1968-milan-magique
- http://www.chicago86.org/archivio-storico/lotte-operaie-anni-60-70/rivolta-di-corso-traiano/30-3-luglio-1969-40-anni-fa-la-rivolta-di-corso-traiano-a-torino-.html
- http://www.centremlm.be/Turin-69-La-greve-de-guerilla-1969
- https://www.infoaut.org/storia-di-classe/3-luglio-1969-la-rivolta-di-corso-traiano
- Ce fonctionnement à « double niveau » n’était pas exempt de difficultés, avec notamment une tendance à la « ghettoïsation », voire à la séparation des structures illégales. Comme l’explique Isabelle Sommier, « Lotta Continua fut particulièrement touchée par ce phénomène d’autonomisation de son service d’ordre. Très prestigieux, il a attiré nombre de jeunes qui y firent leurs premières armes politiques et s’y consacrèrent exclusivement, au point de former progressivement un groupe à part, fondé sur ses propres valeurs de courage physique et de solidarité. » De fait, une partie des membres du service d’ordre de LC participera en 1976 à la fondation de Prima Linea, tandis que les militants du service d’ordre romain de PotOp seront nombreux à rejoindre les Brigades Rouges.
- Notons que les organisations gauchistes françaises suivent une évolution similaire dans l’immédiat après-68, avec par exemple la « Commission Très Spéciale » de la Ligue communiste, architecte – entre autres – de l’attaque contre le meeting d’Ordre nouveau à la Mutualité le 21 juin 1973 : https://www.youtube.com/watch?v=fUAyXqrruzQ
- Andrea Tanturli, Prima Linea. L’altra lotta armata (1974-1981), volume 1, DeriveApprodi, 2018.
- http://sebastien.schifres.free.fr/miliucci.htm. Sur les « luttes urbaines » en Italie et les occupations sauvages de logements, voir cet article synthétique : https://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/11/italie-lutte-urbaine-1974-1976.html
- Pour un récit des événements de San Basilio, voir Yann Collonges, Pierre Georges Randal. Les Autoréductions : grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie, 1972-1976. Entremonde, 2010. Des extraits sont disponibles en ligne : https://infokiosques.net/lire.php?id_article=595
- Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970, La Fabrique, 2011.
- Andrea Tanturli, op.cit.
- Marcello Tarì, op.cit. L’émergence de l’Autonomie coïncide avec la dissolution de Potere Operaio et d’une manière générale le déclin progressif des organisations issues de 1968-1969. Beaucoup des formations d’extrême-gauche connaissent une involution légaliste et néo-institutionnelle (se regroupant par exemple au sein de la plateforme électorale Democrazia Proletaria), qui s’accompagne d’une prise de distance croissante vis-à-vis des pratiques émeutières. D’où des accrochages fréquents entre leurs services d’ordre et les groupes autonomes.
- Du reste, comme l’écrit Alquati : « La classe ouvrière lutte avec les instruments qu’elle trouve : c’est celui qui ne fait pas autre chose que de lui reprocher cela qui est “spontanéiste”. » (Lotta alla Fiat)
- Les squadre se distinguent du nucleo militaire (structure clandestine dédiée aux actions les plus avant-gardistes). Voir Tanturli, op.cit.
- Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Agone, 2016.
- Collectif, 1977, BOLOGNA, Fatti nostri, Bertani, 1977.
- Alessandro Stella, op.cit.
- https://lundi.am/L-angoisse-de-l-individuation-notes-sur-le-mouvement-du-77
- http://ordadoro.info/?q=content/les-journ%C3%A9es-de-mars#footnoteref4_2mutlas
- Pour un récit de la manifestation milanaise, voir Paolo Pozzi, Insurrection, Nautilus, 2007.
- Lucio Castellano, « Vivere con la guerriglia », Pre-print, n.1, 1978.
Source : ACTA ZONE